7.
L’œil de Lucrèce Nemrod ayant lu cette fable moderne du « cerveau et du trou du cul », sa bouche sourit. Sa main froisse le papier que lui a discrètement transmis Florent Pellegrini durant la réunion de rédaction.
Une simple blague au bon moment peut apporter beaucoup de réconfort, songe-t-elle.
Le grand reporter spécialiste des affaires criminelles la rejoint après la réunion. Il s’assoit sur le bureau qu’il occupe juste en face d’elle.
— Tu es devenue folle, Lucrèce ? Qu’est-ce qui t’a pris de te lancer dans cette histoire abracadabrante d’« assassinat de Darius » ! Tu t’es mise dans une sacrée gadoue. Tu sais pourtant que la Thénardier t’a dans le collimateur. Toi qui espérais une titularisation avant la fin de l’année, tu prends plutôt ton ticket direct pour le chômage.
La jeune femme aux grands yeux vert émeraude masse ses épaules avec une grimace.
— J’aime les énigmes de meurtres en pièce fermée. C’est un vrai défi à la Gaston Leroux.
Il émet un rire narquois.
— Sans blessure, sans indice, sans témoin, sans mobile, et en fait sans la moindre possibilité d’exécution ?
Lucrèce Nemrod remarque du coin de l’œil le tas de courrier qui s’est accumulé sur son bureau. Elle décide de l’ignorer.
— J’aime quand le reportage est un vrai challenge.
— Mais quand même tu te rends compte que tu vas au casse-pipe ?
— J’aimais bien le Cyclope.
Il la regarde d’un air de sincère pitié.
— Ce n’est pas moi que tu arriveras à convaincre avec tes trucs de « Victor Hugo qui disait que les vaches ne boivent pas de lait ».
Le vieux journaliste grimace, elle sait que c’est son foie qui le tenaille. Il boit trop. Il a déjà subi plusieurs cures de désintoxication. Il décide de soulager sa douleur en sortant son anesthésiant : un verre et une bouteille de whisky. Puis, après une hésitation, il boit directement au goulot.
Je ne finirai pas ma vie comme Florent, dans la peur des chefs, dans l’envie de plaire à tout le monde, dans les compromis permanents avec ma conscience.
Il boit une longue goulée, grimace plus fort, puis reprend :
— Fais attention, Lucrèce, tu ne te rends pas compte qu’au Guetteur Moderne tu es sur le fil du rasoir. Personne ne t’aidera si tu chutes. Pas même moi. Et ton idée d’enquête sur la mort de Darius me semble tout simplement délirante.
Il lui tend la bouteille. Elle hésite puis secoue la tête.
Et s’il avait raison ? si j’avais fait une grosse erreur de « choix de sujet » ? De toute façon il est trop tard maintenant. Quand on a commencé à tuer le canard, il faut l’achever.
Elle regarde le papier contenant la blague, le froisse et en fait une boulette qu’elle lance en direction de la petite corbeille du vieux journaliste alcoolique. Elle la rate de quelques millimètres.
Alors Florent Pellegrini ramasse le projectile d’une main tremblante, le lance à son tour… et fait mouche.